“ Ils sont enfants, adolescents ou jeunes adultes et aident un parent. Ils sont invisibles parce qu’ils cachent ce voile pudique que nous mettons sur les réalités dérangeantes .” C’est ainsi que Françoise ELLIEN, présidente et co-fondatrice de l’association nationale Jeunes AiDants Ensemble (JADE), introduit sa speed-vision au Festival de la Communication Santé 2019, pointant du doigt une situation peu connue mais pourtant dramatique et bien présente. Qui sont les jeunes aidants ? Pourquoi la question des jeunes aidants reste-t-elle taboue en France ? Comment remédier à cette situation et les aider dans leur quotidien atypique ?

Des enfants (presque) comme les autres

Ils ont moins de 25 ans. Ils sont généralement scolarisés ou, pour les plus âgés, ont déjà commencé à travailler. Ils sont comme les autres… ou presque.

Sacha a 16 ans. Comme tous les jeunes de son âge, il est lycéen. Il va en cours tous les matins à 8 heures et demie et rentre, comme tous les autres, à 17 ou 18 heures. Comme tous les autres, il lui arrive d’être en retard ou d’être absent de temps en temps. Mais Sacha ne mange plus à la cantine avec ses amis, il préfère rentrer chez lui pour voir son père, atteint d’un cancer ORL. Sacha prépare son repas et son pilulier, il lui apporte un soutien moral que lui seul peut lui prodiguer. Mais il ne fait pas ça que pour son père, il fait aussi ça pour lui : il a besoin de ces moments, il a besoin de profiter de chaque instant avec son père car, le médecin le leur a dit, il est probable qu’ils seront bientôt séparés.

Mariam (18 ans), Amina (14 ans) et Rama (9 ans) sont trois soeurs. Alors que les petites filles et adolescentes de leurs âges prennent le goûter avant de commencer leurs devoirs en rentrant de l’école, du collège ou du lycée, elles, pour leur part, se précipitent pour aller voir que leur maman, atteinte d’une polyarthrite l’obligeant à vivre en fauteuil roulant, va bien. “Dis-moi si tu as besoin de quelque chose !” lance Rama avant d’annoncer ses bonnes notes pour remonter le moral de sa mère. Mariam et Amina, de leur côté, partent faire les courses, font le ménage, préparent le repas.

Ils seraient près de 500 000 , soit l’équivalent d’un enfant par classe, dans cette situation. 40% d’entre eux ont moins de 20 ans. Tous les jours, ils apportent de l’aide à un parent, un grand-parent, un frère ou une soeur atteint d’une maladie physique (cancer, sclérose latérale amyotrophique, sclérose en plaque…), mentale (trouble du spectre autistique…) ou d’un handicap ; 73% d’entre eux y consacrant au moins 1 heure par jour et 36% plus de 2 heures. Gestion du domicile, courses, ménage, s’occuper de la fratrie, paperasse administrative, soutien moral et accompagnement à l’hôpital (pour 70% d’entre eux)… Ils apportent toute l’aide qu’ils peuvent , une aide qui, dans le meilleur des mondes, serait donnée par des adultes matures qui ont pu grandir “normalement” : 54% des jeunes aidants estiment qu’ils ne profitent pas de leur jeunesse.

Or, malgré la situation dramatique dans laquelle ils sont plongés, ces jeunes manquent cruellement de visibilité . Pourtant, “ ils sont partout ”, dit Françoise ELLIEN. Ils sont les victimes d’un tabou qui, au bout du compte, peut avoir des conséquences graves autant pour leur construction identitaire et leur développement personnel que leur santé.

“ Un sujet particulier, un sujet invisible avec aucune voix donnée à ces jeunes ” : les jeunes aidants, un sujet tabou malgré les enjeux

Les professionnels de santé et du secteur social, et en particulier ceux de l’Éducation nationale, sont acteurs, plus ou moins involontairement, de ce tabou . Pour les professionnels de santé, la réticence à se mobiliser sur la question des jeunes aidants viendrait avant tout du fait que leur temps de travail ne leur permettrait de se concentrer que sur le patient lui-même ; la question de l’aidant (et davantage celle du jeune aidant) ne devenant donc qu’une problématique subsidiaire dans leur rôle de soignant. Du côté des enseignants, qui ont déjà le sentiment d’être sur-sollicités sans avoir les moyens nécessaires pour faire face aux nombreuses problématiques qu’ils rencontrent déjà, la question des jeunes aidants s’ajouterait, de façon malencontreuse, à celle des élèves en situation de handicap ou dans une situation socio-économique familiale complexe. En somme et chez les professionnels aussi bien de la santé que de l’éducation, la question des jeunes aidants serait un dossier de plus sur une pile déjà bien haute et qu’ils n’ont ni le temps ni les moyens de gérer. Pourtant, ils sont les premiers confrontés à ce genre de situation et constituent donc les premiers groupes de professionnels à pouvoir agir. Autre raison, qui n’est cependant pas moindre, de ce silence autour de la situation des jeunes aidants est que cette dernière révèle une grave anomalie, non seulement dans notre système de santé mais aussi dans notre système social : aujourd’hui, l’une des seules “solutions” pour ces jeunes reste le placement. Beaucoup de mères et pères de famille malades et de jeunes aidants eux-mêmes préfèrent donc se taire plutôt que d’alerter sur leur situation par peur d’être séparés de leur(s) proche(s).

Par ailleurs, si la construction identitaire est une composante importante de la vie d’un/e enfant, d’un/e adolescent/e voire même d’un/e jeune adulte, elle l’est d’autant plus dans celle d’un jeune aidant (94% d’entre eux reconnaissent les apports personnels de cette situation dans cette construction et dans leur apprentissage de la vie). La situation d’aidance ne serait ainsi pas seulement une partie de leur quotidien mais ferait littéralement partie de leur parcours de vie à un âge où, rappelons-le, l’être humain veut socialiser, faire partie d’un groupe, être comme tout le monde. Cette envie de se fondre dans la masse serait donc également une raison pour laquelle il est difficile pour les jeunes aidants de s’exprimer tout en évitant la stigmatisation . Mais à quel point la situation d’aidance impacte-t-elle le développement personnel ? Plus encore, quel impact aurait le placement d’un jeune aidant sur la construction de son identité, déjà tiraillée entre son statut de “jeune” et son statut d’”aidant” ?
Malheureusement, cette interrogation fait partie d’une longue liste d’autres questions qui restent encore sans réponse. Aucune étude ni évaluation claire, précise et de grande ampleur n’a encore été menée sur les jeunes aidants en France . Combien sont-ils réellement ? À quel point la “jeune-aidance” impacte-t-elle la scolarité, la vie sociale, le développement psychique, psychologique et personnel ? Quelques sondages et enquêtes auprès des jeunes aidants nous permettent de mieux appréhender leur situation, mais le manque de publications scientifiques et d’évaluations pèse.

Finalement, la situation des jeunes aidants pourrait se révéler être un véritable enjeu de santé publique : des études internationales ont prouvé que 62% souffrent déjà de lombalgie et 50% développent des troubles anxio-dépressifs, du sommeil, de la concentration et de l’attention. Leur construction identitaire ne serait donc pas la seule chose dont il faudrait s’inquiéter ; leur santé aussi bien physique que mentale est également en jeu, d’autant plus qu’ils sont beaucoup plus à risque de se retrouver en décrochage scolaire (manque de temps pour étudier, fatigue en classe, perte d’intérêt pour l’éducation…), voire, au contraire, dans une volonté de sur-réussite pouvant se révéler psychologiquement néfaste. Ils sont donc également (et par conséquent) beaucoup plus susceptibles d’être victimes de discrimination.

C’est pour toutes ces raisons que la communication autour des jeunes aidants est importante et que l’association nationale JADE se mobilise pour faire reconnaître, aider et porter haut et fort les revendications de ces enfants et adolescents au parcours de vie atypique et victimes, si ce n’est d’une maladie, d’un tabou de notre société.

“ Ces jeunes ne veulent pas de misérabilisme, ils demandent de l’accompagnement et de la reconnaissance ” : quelle communication et quelles actions pour les jeunes aidants ?

C’est en travaillant sur le terrain et lors de visites à domicile que Françoise ELLIEN, psychologue clinicienne et directrice de réseau de santé, constate que de plus en plus de jeunes se retrouvent à devenir aidants. S’intéressant au sujet, elle découvre qu’il n’existe pratiquement aucune littérature scientifique universitaire sur le sujet en France, alors que d’autres pays s’y intéressent depuis 30 ans. Elle décide alors de s’engager pour la cause des jeunes aidants et, en 2013, elle crée avec Isabelle BROCARD, cinéaste, le dispositif cinéma-répit. L’association nationale Jeunes AiDants Ensemble (JADE) naît 3 ans plus tard, à partir de ce dispositif et grâce à des porteurs de projets, dans le but de porter la voix de ces jeunes aidants, de les écouter, de les accompagner et de les orienter pour trouver l’aide professionnelle dont ils pourraient avoir besoin.

Les ateliers cinéma-répit sont un dispositif au cours duquel des enfants et adolescents âgés de 8 à 18 ans (principalement repérés par des assistantes sociales scolaires, des infirmières scolaires ou des personnels hospitaliers qui les ont redirigés vers l’association) réalisent des films et des documentaires sur leur situation de jeunes aidants. Grâce à lui, l’association peut atteindre plusieurs objectifs.

Tout d’abord, il permet aux jeunes aidants “ de se reposer, de partager ensemble, de se retrouver, de raconter la réalité de leur quotidien , de parler librement de ce qui est source de joie ou de tristesse ” explique Amarantha BOURGEOIS, directrice des projets JADE. C’est l’occasion pour beaucoup d’entre eux de réaliser qu’ils ne sont pas seuls, contrairement à ce qu’ils avaient longtemps pensé. Ensuite, ces ateliers se concluent par une réunion-bilan avec la famille du jeune aidant, qui constitue une opportunité pour tous de s’exprimer. Ces réunions peuvent parfois mener à une prise de conscience, qui peut être aussi brutale que lente et évolutive selon chacun, chez les proches sur la réalité à laquelle est confronté le jeune aidant. “ Cela permet dans certains cas de refaire circuler la parole au sein des familles ” dit Amarantha BOURGEOIS.

Ensuite, ces ateliers se concluent par une réunion-bilan avec la famille du jeune aidant, qui constitue une opportunité pour tous de s’exprimer. Ces réunions peuvent parfois mener à une prise de conscience, qui peut être aussi brutale que lente et évolutive selon chacun, chez les proches sur la réalité à laquelle est confronté le jeune aidant. “ Cela permet dans certains cas de refaire circuler la parole au sein des familles ” dit Amarantha BOURGEOIS.

Finalement, le dispositif permet de recueillir des données scientifiques . Celles-ci sont extrêmement importantes dans la mesure où elles permettent non seulement de constituer une littérature scientifique universitaire aujourd’hui cruellement manquante mais également d’assurer la qualité du projet. Pour cela, l’association JADE s’est rapprochée du Laboratoire de Psychopathologie et Processus de Santé de l’Université Paris-Descartes, qui participe à l’évaluation du dispositif. Ces publications scientifiques sont aussi très importantes en termes de communication, dans la mesure où elles permettent de donner des chiffres et de légitimer les propos.

Les ateliers cinéma-répit ainsi que la ligne d’écoute mise en place par JADE et les rencontres avec les jeunes aidants ont permis à l’association de mieux comprendre leurs revendications et leurs attentes mais aussi tout ce qu’ils ne veulent pas. Comme le dit avec insistance Françoise ELLIEN lors de sa speed-vision, “ ils ne veulent pas de misérabilisme, ils ne veulent pas de compassion. Ils ont besoin d’accompagnement, de reconnaissance, que leur scolarité s’adapte à leur statut d’aidant ”. C’est pourquoi les professionnels de l’Éducation nationale sont aujourd’hui les cibles prioritaires des actions de JADE . Un colloque a notamment été organisé sous le Haut Patronage du ministère des Solidarités et de la Santé le 24 juin 2019. Celui-ci a en quelque sorte servi de plaidoyer pour que les enseignants et les assistants sociaux scolaires, entre autres, soient mis en première ligne afin d’être sensibilisés et formés à repérer et à réagir. “ Beaucoup de professionnels de l’Éducation nationale sur-empatissent et d’autres, au contraire, sont dans le déni, ce qui est très difficile à vivre pour les jeunes aidants ”, explique Amarantha BOURGEOIS.
Enfin, JADE a la volonté de créer un véritable maillage territorial, regroupant tous les métiers de la santé, du médico-social et de l’enfance, sensibilisé à la question des jeunes aidants . Elle travaille déjà en lien avec divers acteurs de ces secteurs, tels que l’ASE, les Maisons Départementales des Personnes Handicapées (MDPH), les réseaux de santé, les médecins libéraux, les pharmaciens ou encore les infirmiers, dans les départements où elle est implantée.

À plus grande échelle, JADE a également pour objectif d’ informer le grand public à travers une “ communication sensible ” et respectueuse du public fragile et vulnérable. Le fait que cette communication soit non-professionnelle (JADE ne fait appel à une agence de communication que depuis novembre 2019 et ce seulement pour des questions techniques, de rapidité et de prise de hauteur) est une force. Il est aussi très important, non seulement pour informer mais aussi pour changer le regard porté sur les jeunes aidants, qu’elle le reste : “ Nous ne devons pas nous substituer à la parole des enfants, il ne faut pas laisser le regard des adultes prendre le dessus ”, exprime Amarantha BOURGEOIS. “ Les jeunes portent eux-mêmes leurs revendications ”. Au-delà de l’information, l’objectif de JADE est surtout de sensibiliser ; déjà parce que, comme évoqué précédemment, les jeunes aidants (et les aidants dans leur globalité) constituent un véritable enjeu de santé publique, mais également parce que de nombreux jeunes ne savent pas qu’ils sont aidants. L’élaboration d’un plan de prévention et de sensibilisation massif serait donc une solution pour aider les jeunes aidants à mieux vivre leur situation et prévenir les effets néfastes de l’aidance au court-terme comme au long-terme voire, tout simplement, pour aider des jeunes à se reconnaître comme aidants. Une première porte s’est ouverte en octobre 2019 puisqu’un axe entier de la stratégie de mobilisation et de soutien du gouvernement “Agir pour les aidants” est dédié aux jeunes aidants (Priorité n°6 : Épauler les jeunes aidants), ce qui constitue une victoire. Les membres de JADE avaient rencontré Agnès BUZYN, alors ministre des Solidarités et de la Santé, et Sophie CLUZEL, secrétaire d’État chargée des Personnes handicapées, en juin 2019. Pour ce qui est d’un statut ou d’un régime spécial pour les jeunes aidants, JADE se dit contre. Pour Amarantha BOURGEOIS, “ cela ne ferait qu’enfermer les jeunes aidants dans leur situation d’aidance, ce qui n’est pas du tout désirable ”.

Aujourd’hui, les idées, les projets et les actions se multiplient pour JADE . L’association travaille sur l’organisation d’un second colloque suite au succès du premier. Elle souhaite également élargir son dispositif cinéma-répit dans l’Île-de-France, puisqu’il n’est aujourd’hui implanté que dans l’Essonne, et le mettre en place en Normandie et en Nouvelle-Aquitaine (sachant qu’il est déjà présent en Occitanie et en région PACA). Tous les projets feront bien évidemment l’objet d’une évaluation. “ La question du deuil fait également partie de nos discussions ”, confie Amarantha BOURGEOIS. Comment l’aborder avec les jeunes aidants ? Comment les accompagner durant cette phase difficile, qui peut paraître insurmontable ? Cette problématique sensible est d’autant plus d’actualité qu’elle touchera potentiellement plus de jeunes (aidant ou non) qu’à l’accoutumée à la sortie de la pandémie de COVID—19, ce qui pourra devenir une situation difficile à gérer pour les enseignants. À noter que, pendant le confinement, l’association JADE a constaté que de nombreux jeunes aidants avaient pratiquement abandonné leurs cours en ligne pour se dévouer entièrement au proche malade.

En définitive, la route est encore longue pour ces enfants et ces adolescents, qui devront attendre la pleine reconnaissance de l’expertise des aidants pour pouvoir être totalement entendus. Fort heureusement, de nombreux acteurs, qu’ils viennent du milieu associatif, du secteur social ou du secteur médical sont prêts à porter leur voix et leurs revendications mais la mobilisation doit prendre de l’ampleur. “ Les jeunes aidants, je vous invite à continuer à en parler. Se préoccuper de la jeunesse, c’est se préoccuper de notre avenir. ”, dit Françoise ELLIEN.

Floran GUIGNARD, étudiant en MBA Communication & Santé (EFAP)


Références :

● Site internet de l’association nationale Jeunes AiDants Ensemble (dernière consultation le 9 avril 2020) : https://jeunes-aidants.com/
● Réseaux sociaux (comptes Facebook et Twitter) de JADE
● BORDENET Camille, “« Je n’ai pas compris quand j’étais jeune et quand je ne l’étais pas » : les « jeunes aidants », des invisibles aux côtés d’un proche malade”, Le Monde , 17 octobre 2019 (dernière consultation le 2 avril 2020) : https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/10/15/les-jeunes-aidants-une-population-ignoree_6015519_3224.html
● Enquête Novartis-IPSOS réalisée en 2017 (dernière consultation le 9 avril 2020) : https://www.aidants.fr/sites/default/files/fichiers_attaches/ipsos_infographies_jeunes_aidants_vf.pdf
● Interview d’Amarantha BOURGEOIS, “Une association pour aider les jeunes aidants”, RCF Radio, 1 octobre 2019 (dernière consultation le 4 avril 2020) : https://rcf.fr/actualite/une-association-pour-aider-les-jeunes-aidants
● Speed-vision de Françoise ELLIEN, “Je suis jeune et aidant”, au Festival de la Communication Santé, 29 novembre 2019 (dernière consultation le 7 avril 2020) : https://festivalcommunicationsante.fr/je-suis-jeune-et-aidant-francoise-ellien/ )
● Stratégie de mobilisation et de soutien 2020-2022 “Agir pour les aidants” (dernière consultation le 7 avril 2020) : https://handicap.gouv.fr/presse/dossiers-de-presse/article/agir-pour-les-aidants